CONTEMPOREVE pAr jean pronovost
Dans ce paysage désertique du nord du Mexique — qui est une terre sacrée des Huichols —, on voit au premier plan une Ève contemporaine et une hyène. Peinte majoritairement avec des tons chauds vifs et flamboyants, cette œuvre chargée de symbolisme se veut un reflet ironique de nous-mêmes. L’insouciance, le narcissisme et l’aveuglement volontaire d’Ève lui font courir l’énorme risque de gangrener son existence, sa conscience, voire son âme. Cette Ève, elle est à notre image, puisque nous aussi, nous prêtons bien trop attention à des chimères comme les bijoux et les dernières tendances mode. Nous sommes tout aussi distraits qu’elle par ces babioles au charme clinquant, et ce faisant, nous nous éloignons de l’essence de la vie et détournons notre attention de toute la nature qui nous environne. Lorsqu’on s’attarde à cette peinture, ce sont sans doute les seins de la femme et le reste de son corps presque entièrement nu qui attirent d’abord notre regard. Si tel est le cas, mais que nous ne tenons pas compte de l’ensemble de la peinture et de la signification profonde qui s’en dégage, nous n’avons aucune raison de nous croire plus vertueux que cette Ève ! Pour convaincre le peintre du contraire ici, il va falloir lui prouver que nous pouvons élargir nos horizons au-delà du corps magnifique de la femme pour nous attarder à la symbolique multiple de la scène, et que nous sommes également en mesure d’en retirer de quoi enrichir notre esprit.
Si l’on prend une vue d’ensemble du désert, on ressent immédiatement à quel point cet environnement est hostile, voire impitoyable. En observant les tonalités chaudes qui confèrent richesse et intensité au paysage, on sent que ce dernier est semé d’embûches et présente de grands dangers, comme en témoignent son sable aride, ses cactus aux épines acérées, ses arbustes presque dénués de feuillage, et une infinité d’insectes, de serpents et de scorpions dissimulés dans ses moindres crevasses. Ici, pas moyen de se protéger des prédateurs et pas de lieu douillet à l’intérieur duquel se réfugier. Pas moyen non plus de trouver de l’ombre pour se protéger de ce soleil de plomb, et pas d’eau potable si l’on en vient à épuiser ses réserves.
Deux axes de composition divisent la peinture. Ces derniers représentent chacun l’une des deux voies que nous pourrions emprunter. Le premier axe part du coin inférieur gauche, à partir des pieds d’Ève, et atteint l’aigle — symbole de vie spirituelle et de sagesse ancienne — qui plane dans le ciel. C’est bien cette voie que nous devrions tous suivre, celle de la nature, de l’absolu, des montagnes : la voie sacrée. C’est en suivant cette voie que nous pourrons réaliser notre essence spirituelle. En revanche, le second axe de composition part de la tête d’Ève, se rend jusqu’à la chaîne à laquelle la hyène est attachée et s’arrête aux orchidées. Si nous suivons cette voie, nous sombrerons dans le gouffre de la perdition et nous nous éloignerons de l’illumination.
Ève est entourée d’une aura embrasée qui symbolise son état d’âme. Par ses yeux à demi clos et son expression, on comprend qu’elle est insouciante et imbue d’elle-même. Ajoutons aussi que sa «tenue» ne convient absolument pas à un climat de ce genre. Le peu qu’elle porte nous montre qu’elle s’intéresse davantage à l’aspect mode qu’à l’aspect pratique. Bref, abstraction faite de ses sandales et de ses quelques bijoux, elle est carrément nue. Elle porte un assortiment d’accessoires modernes et anciens, dont une ceinture à maillons de type romain et un collier de type mésopotamien. À ceux-ci s’ajoutent entre autres des piercings de nez et de nombril de style arabique et des boucles d’oreilles à la mode. Par cet assortiment de bijoux modernes et anciens, la femme représente en quelque sorte les femmes de toutes les époques. Mais plus encore, et c’est ce que l’artiste essaie de nous faire voir plus que tout, elle nous représente tous. Elle symbolise notre essence, nos gestes, nos croyances, ainsi que notre attitude envers la terre.
Ève ne remarque pas qu’à ses pieds gît une grenouille morte tenant une perle fissurée. Ensemble, ces deux dernières évoquent l’attitude à l’origine de la dégradation de l’environnement et du déclin de la fertilité animale. La grenouille est la première à souffrir de la pollution des eaux dans lesquelles elle évolue ou de la dévastation de son habitat. Par ailleurs, Ève ne semble pas se rendre compte du danger qu’elle court à ne tenir la hyène qu’avec une maigre chaîne décorative. Elle ne comprend pas qu’à tout moment, cet animal plutôt dangereux pourrait se rebeller, puis l’attaquer. Elle ne saisit donc pas que sa maîtrise de la situation est entièrement illusoire. Cette chaîne aussi symbolise quelque chose, en l’occurrence l’attitude qui nous fait croire que nous sommes l’aboutissement ultime de la création, et par conséquent maîtres du règne animal et végétal, voire de l’ensemble des ressources de la terre. Mais ironiquement, le message que véhicule cette œuvre, c’est que les véritables esclaves, c’est nous : c’est nous qui sommes enchaînés à notre cupidité, à notre soif de pouvoir et à notre désir de beauté et d’accumulation de biens.
Des orchidées se trouvent à la hauteur de la gueule de la hyène, ce qui devrait nous beaucoup nous étonner puisque d’ordinaire, elles ne poussent pas dans le désert. Celle que la hyène s’apprête à dévorer est en train de dépérir : elle est fanée et a bruni. En poussant là où elles ne peuvent habituellement pousser, ces fleurs magnifiques reflètent elles aussi notre point de vue sur l’environnement : nous nous attendons à ce que les choses poussent là où nous le désirons au lieu de nous contenter de les laisser le faire dans leur habitat naturel. Nous nous imaginons en savoir davantage que la nature. Cependant, ce que cette peinture nous révèle, et cet axe en particulier, c’est que nous avons pollué et contaminé notre propre environnement. Nos agissements causent du tort à tout ce qui nous entoure. Toutefois, à l’instar d’Ève qui croit à tort tenir la hyène fermement en laisse, la nature finira par se libérer de notre faible et illusoire contrainte. Le vent tournera, la nature se rebellera et nous remettra à notre place : elle nous refera comprendre que nous ne sommes qu’une espèce parmi tant d’autres, et non la plus évoluée de toutes. Tel est le sort qui nous attend. Rien ne peut le faire dévier de sa trajectoire, pas même la poitrine d’Ève. Mais qui sait, si nous pouvons détourner le regard de cette dernière, le focaliser sur l’aigle et, ce faisant, nous livrer à une profonde introspection, nous pourrons peut-être éviter le pire.