Sculpture
VIRTUS ET POTESTAS PAR jean pronovost
VIRTUS ET POTESTAS
À la rencontre perturbante de ce guerrier qui chevauche un crapaud géant, on se demande si on a abouti dans un conte de fées sombre ou si on est prisonnier d’un cauchemar surréaliste. Le sentiment d’étrangeté et l’effroi que la sculpture suscite ne semblent pas provenir de notre monde et pourtant, chaque détail est en inspiré.
Le premier élément qui saute au visage est le guerrier en armure médiévale. Dans un geste agressif, il tend sa bardiche vers l’avant, prête à déchiqueter quiconque croise son chemin. Son armure présente un éventail de styles qui évoque le lourd passé sanglant de l’humain guerroyant. On se dissimule derrière notre armure pour confronter violemment ce qui nous est étranger : territoires, peuples, cultures. Elle symbolise notre mentalité de conquérant : elle ne traduit pas le désir de transmettre un message de paix ou de compassion, mais l’intention, comme un monstre folklorique, d’envahir, de détruire et de dévorer. Le guerrier arbore un casque teutonique du XIIe siècle, menaçant, froid et impersonnel. Dans la fente, ses yeux sont remplacés par des ténèbres. Si l’armure est médiévale, elle nous rappelle que la guerre fait partie intégrante de notre vie. Notre histoire est truffée de guerres, physiques et psychologiques. Les humains démontrent une prédisposition et de meilleures aptitudes à guerroyer qu’à faire preuve de compassion et d’empathie. L’armure non seulement protège, mais nous dépersonnalise et nous déshumanise. Elle nous occulte. Impossible de regarder le combattant dans les yeux, une nuit noire impénétrable règne derrière sa visière. On remarque alors une expression latine gravée sur la visière du casque : Virtus et potestas (Vertu et pouvoir). Cette devise révèle le symbolisme du guerrier et de son crapaud disproportionné. La vertu est ici une arme de frappe plutôt qu’un phare nous guidant dans l’obscurité. Et son tranchant est bien affûté !
Vertu et pouvoir est l’idéologie qui dicte nos conquêtes et nos comportements impérialistes : nous croyons détenir la sagesse, la rationalité et une vertu supérieure. Nous nous devons de les partager en assujettissant tous les barbares que nous rencontrons. Nous sommes les instruits, les autorités morales et notre Dieu nous adore, davantage que ces animaux dégoûtants ! Il est de notre devoir de les sauver. En sauvant ces indigènes, nous exerçons notre droit « naturel » à dérober leur territoire et exploiter impunément leurs ressources naturelles. Nous nous sentons habilités à les réduire à l’esclavage et à les annihiler. Sanglante aventure qui naît toujours de nobles intentions, mais qui sème une mort pernicieuse dans son sillage : un orgueil démesuré et une soif de sang nous étouffent et il n’y a pas de remède contre ces vices. Nous refusons de voir que les cultures que nous conquérons et détruisons possèdent des vertus, des valeurs, des traditions et une éducation qui leur sont propres. Notre vision est troublée par notre désir d’asservir les autres peuples et la nature. Ce qui explique la corrosion qu’exhibe l’armure du guerrier : le pouvoir corrompt et détruit toute trace de vertu. La guerre entraîne la destruction de notre monde et du leur. L’obscure fente à la hauteur de ses yeux nous indique qu’il est dénué de toute vertu, mais ce n’est pas un fantôme qui hante cette forteresse d’acier. Notre combattant s’est noyé dans un bain de sang et de tyrannie.
Si ce soldat de malheur suscite la moindre perplexité, tous les doutes se dissipent lorsqu’on regarde le dos du protagoniste, son côté sombre : on voit ce qui rappelle les restes d’un squelette et l’arrière de son casque arbore un crâne de face. Des vertèbres sortent de son armure. Tout comme dans la sculpture Le seigneur et la dame de la dualité, la figure du guerrier a deux faces : l’armure métallique à l’avant et le squelette humain à l’arrière. Mais personne n’est dupe devant ce guerrier bicéphale. Ce qui sous-tend son mobile, ce qui a pourri son âme humaine, c’est l’ignominie, la tromperie, l’esclavage, la pestilence, la destruction et la mort. La carapace corrodée contribue à occulter son mensonge. Plus on baisse le regard dans son dos, plus on est confronté avec ses véritables intentions. Sous son épine dorsale se trouve un tuyau d’échappement, inspiré d’un char d’assaut de la Seconde Guerre mondiale, une machine de mort comme notre guerrier ! Le pot d’échappement est partagé par le crapaud et le guerrier. Leur sphincter commun leur permet d’évacuer en une fumée toxique leurs systèmes oppressifs et leurs idées haineuses. La forme phallique du tuyau n’est pas non plus anodine. Les populations qui entrent en contact avec les émanations les inhalent et ce faisant accélèrent leur disparition. Le tuyau d’échappement arrière doublé de l’arme brandie en avant révèlent une dualité mortelle : l’arme tranchante poignarde, massacre et décapite, tandis que le pot d’échappement répand la destruction qui tue par suffocation. Mort garantie… mais pas avant d’avoir payé ses impôts !
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Passons maintenant au monstrueux crapaud à l’œil torve que chevauche le soldat dans son périple. Dans le folklore chinois, le crapaud symbolise la prospérité. Les Incas vénéraient le crapaud pour ses pouvoirs magiques. On disait que si on lançait une pièce d’or dans la gueule du crapaud, celui-ci se transformait en or. Le crapaud est aussi relié aux symboles de la fertilité, de la lune et de la pluie. Il incarne ici l’exubérance, enflée à des proportions extrêmes ! Les humains ne sont jamais satisfaits, leurs besoins sont insatiables et ne cessent de grandir. Il n’y a rien de mal à la prospérité : il est naturel de vouloir vivre une vie meilleure, mais lorsque la recherche de confort devient une quête de contrôle et de pouvoir, c’est de la cupidité, ce qui n’augure rien de bon et risque de nous anéantir. L’enflure grotesque du crapaud provient de la « vertu » d’aspirer à la surabondance : plus d’argent, de territoire, de ressources… plus, toujours plus. L’abondance infinie est la nouvelle vertu. Nous avons contorsionné cette notion pour en faire une soif intarissable de richesse, de possessions et de contrôle. Notre cupidité, incarnée par le batracien, entraîne un tel déséquilibre dans la nature qu’il se gonfle de façon surnaturelle. On perçoit le lien entre ce crapaud et celui de la peinture Le culte du néant, créature abjecte qui se vautre sur une pile d’argent. Ici aussi, quand on regarde l’arrière du crapaud, on voit qu’il excrète des lingots d’or et des pièces de monnaie canadiennes ! Croulant sous l’opulence, il préfère le gaspillage au partage. La monnaie canadienne et les lingots d’or font aussi un clin d’œil à la sculpture du Sphinx autre œuvre d’art présentant une sombre allégorie de nos méthodes et aspirations modernes.