Le Seigneur Et La Dame De La Dualité pAr jean pronovost
Fort perturbante, quelque peu effrayante, voire maléfique : tels sont les qualificatifs pouvant venir à l’esprit au premier regard jeté sur cette magnifique sculpture. Cependant, quelques instants de réflexion suffisent pour qu’une vérité évidente émerge de l’œuvre. Par son jeu de couleurs et de textures, de même que la symbiose délicate d’une multitude d’éléments, cette sculpture nous révèle l’harmonieuse dualité de la vie. On ne saurait imaginer plus grande douceur pour les sens et l’esprit.
Prenant ses racines à l’alchimie et à la mythologie antique, cette sculpture nous ouvre ainsi aux manifestations de la dualité : celle entre masculin et féminin, vie et mort ainsi qu’être humain et animal. La vie abonde en dualité. Cette dernière foisonne en nous et dans la nature. Néanmoins, malgré les manifestations infinies de la dualité, il y en a une qui le plus souvent nous échappe, volontairement ou pas : l’inévitable dualité entre les morts et les vivants.
Symbole de l’esprit, les ailes prennent ici la forme de celles d’un papillon, tout en étant parées d’un plumage d’aigle. S’il s’agit d’ailes de papillon, c’est pour illustrer le changement et la croissance au cœur du principe de transmutation. Il s’agit d’évoquer nos passages de la lumière aux ténèbres et inversement, ainsi que notre désir perpétuel de nous libérer de l’ignorance et de l’aveuglement pour atteindre vérité et sagesse.
La sculpture présente deux côtés : le côté féminin symbolise la vie et le côté masculin, la mort. On remarquera néanmoins qu’ils ne sont pas hermétiques : en fait, leurs éléments s’entremêlent. Du côté vie se trouve une tête de bélier transparente, animal symbolisant force et persévérance, fixée à un torse féminin. En observant les deux parties de plus près, on voit qu’à travers la résine se trouve leur structure squelettique, qui signale la présence de la mort au sein même de la vie. La position des bras rend deux significations distinctes : le bras porté vers le haut symbolise l’enseignement et la vie spirituelle ; l’autre, porté vers l’extérieur, symbolise, par la main ouverte, l’accueil et l’amitié. La partie inférieure du corps, elle, prend la forme de celle d’un crocodile, créature préhistorique ayant traversé les siècles et d’innombrables changements climatiques. Cette partie de la sculpture est empreinte de dualité dans la mesure où le crocodile est aussi bien adapté aux milieux aquatiques que terrestres, et donc, par allégorie, aussi bien à la lumière qu’aux ténèbres. On remarquera en outre un autre contraste, celui entre le corps adapté à la terre comme à la mer et les ailes déployées vers les airs. Ce contraste existe également en nous : il symbolise ce rapport entre les facettes de notre imagination éveillées par l’élan créateur, et celles qui le sont, entre autres, par l’élan destructeur du matérialisme et de la guerre.
Du côté représentant la mort se trouve un crâne de loup fixé au squelette d’un torse masculin placé de dos pour en apprécier les vertèbres et le dos des côtes. Prenant la pose du Penseur de Rodin, coude droit posé sur le genou et bas de menton appuyé sur la main droite, le squelette semble en profonde réflexion. De sa main gauche levée vers le ciel, il tient un couteau sacrificiel, dont la partie supérieure arrondie symbolise le soleil et la lune et la partie inférieure, la terre. Ici, plutôt que de concevoir l’aspect sacrificiel comme la mise à mort d’êtres humains pour les offrir aux dieux, il faut le concevoir comme ce dont nous devons nous départir pour cheminer vers la lumière et la sagesse. Par ailleurs, on remarque que la partie dorsale du crocodile a l’allure et la texture d’un serpent, et que sa queue s’enroule autour de l’amoncellement de crânes sculptés faisant partie intégrante de la base.
IMAGES EN VEDETTE
À propos de ces derniers, évitons d’emblée de leur attribuer une quelconque signification diabolique ou maléfique. Attribuons-leur plutôt tout le contraire : symboles d’une multitude d’époques et d’âges, de lieux ainsi que de cultures et de peuples, ces crânes à l’aspect de pierres précieuses sont traités avec autant de délicatesse que ces dernières. Ils le sont parce que, chacun d’eux représentant un grand philosophe du passé, ils symbolisent les trésors de connaissance que ces hommes ont produits et la sagesse immense et intemporelle qui en a découlé. Et voilà encore une manifestation de dualité et du cycle de la vie et de la mort, puisque la connaissance acquise du vivant de ces philosophes ne s’est pas éteinte en même temps qu’eux : elle a traversé les époques et demeure une source à laquelle puisent ceux et celles qui désirent s’en nourrir. En définitive, c’est souvent de ceux qui sont morts depuis longtemps que l’on tire les plus grands enseignements. Vestiges lumineux d’une autre époque, ces enseignements peuvent être assimilés sans avoir à déterrer ceux qui les ont donnés. Enfin, sur la base figurent les mots « Dominus », « Mulier » et « Dualitas », dont la traduction approximative donne « Le seigneur et la dame de la dualité ».
LE SEIGNEUR ET LA DAME DE LA DUALITÉ - LE PROCESSUS
- Il a fallu environ cinq ans pour mener cette sculpture à terme. Pour ce faire, de nombreuses techniques ont dû être employées. Elles ont servi à obtenir les textures et les transitions thérianthropiques (adjectif qualifiant un être aux traits humains et animaliers) entre humain et bêtes d’une part, et les deux entités présentées de l’autre.
- La sculpture se décompose en quatre parties : la base et l’étage inférieur de crânes constituent la première, les deux autres étages de crânes de même que le corps et la tête constituent la deuxième, et chaque aile constitue l’une des deux dernières parties de la sculpture.
- Pour l’essentiel, la sculpture est le produit d’une multitude de couches de résine polyester, de fibre de verre et, après coulage de la résine à l’intérieur du moule, de couleur transparente appliquée à chacune des couches.
- Les mains et les cornes sont soutenues par une armature en acier, et les ailes sont fixées au corps par des tiges métalliques insérées dans ce dernier à 45°.
- D’abord sculptée sur bois, la base a ensuite été moulée puis, une fois le moule obtenu, de la résine transparente (environ 15 couches) a été versée dans ce dernier.
- Sculptés en plâtre, les crânes ont ensuite été placés dans un moule flexible en polyuréthane. Une fois le moulage terminé, de la résine polyester subséquemment renforcée avec de la fibre de verre a été versée dans chacun des moules obtenus. Puis, les crânes ont été enduits de couleur par couches afin de leur donner l’aspect de pierres précieuses. À noter que les crânes ont été obtenus à partir de quatre moules de forme différente.
- La figure principale de la sculpture est composée de multiples couches superposées de résine polyester transparente renforcée avec de la fibre de verre. De plus, certaines parties de la sculpture sont plus transparentes et lustrées que d’autres, comme la tête de bélier et le torse féminin. On peut ainsi voir à travers ces derniers le crâne et la structure squelettique.
- Il a fallu environ un an pour réaliser le plumage des ailes. Pour obtenir la forme voulue des ailes, il a d’abord fallu en créer la structure avec du métal et de la fibre de verre avant d’y appliquer la résine. Ensuite, des milliers de plumes d’oiseaux divers ont été soigneusement collées à la structure, certaines d’entre elles, trop courtes, ayant été jointes par deux. Pendant le processus d’édition, il a fallu colorer chaque plume à la main avec de la résine transparente avant de les assembler et de les disposer sur la sculpture. Les traits et mouchetures trop fins pour être peints dans le moule ont dû l’être à la main avec un pinceau fin. Pour texturer les plumes, il a fallu se servir d’outils électriques et pneumatiques. Il a fallu répéter ce procédé pour chaque côté des ailes (donc pour le quart supérieur gauche et droit, et inférieur gauche et droit de chaque aile, pour un total de huit sections à assembler).
- En outre, Jean Pronovost a créé des outils sculpturaux sur mesure afin de bien rendre les transitions de certains détails particulièrement fins.